Ce matin, je tombe, sur Instagram, sur une citation de Carolina de Bartolo, sur le fil de Eye Magazine.

Chaque extension produit une sorte d’amputation. J’imagine que la question devient alors : l’extension vaut-elle l’amputation ?

Every extension also produces an amputation of some kind. I guess the question just becomes: is the extension worth the amputation? Carolina de Bartolo

Le post

Ce genre de sujets m’anime. J’y ajoute que beaucoup de clients, voire de confrères, voient en l’assistance technique l’alpha et l’oméga de la pratique (“C’est super. Avec quel logiciel avez-vous fait ça ?”, entend-on souvent). Voici donc quelques points de vue.

Le spectacle de l’évolution des logiciels

À la lecture de ce genre d’article (The Great Design Battle of 2018 — Pick Your Side), on constate que beaucoup de designers observent plutôt passivement le cours des choses, en se demandant quel gros éditeur remportera la mise. On suit la balle d’un côté, de l’autre, en partant du principe que le celui qui remportera cette mise, remportera toute la mise. C’est sûrement très intéressant de deviner qui sera hégémonique dans cinq ans, mais, personnellement, je préfère me créer les moyens de mon autonomie pendant ce temps, plutôt que de subir cette disruption permanente1 sur laquelle je n’ai pas de prise. Cet article ne serait qu’un nième article Medium des outils pour designers, qui n’aurait pas vraiment de valeur représentative, si je ne constatais pas une similitude de discours et de points de vue dans le travail.

Le marché a les capacités à s’adapter aux besoins des designers, sauf que le besoin principal de beaucoup de designers, c’est de calmer leur FOMO (Fear Of Missing Out). Donc, on ne sait pas trop ce qui se passe, en fin de compte. Ça fait des boucles, ça on est sûrs, mais ça semble un peu stérile. Ces boucles s’opèrent dans un milieu qui manque d’apports externes, ce qui a pour effet d’appauvrir et l’environnement et la pratique.

Continuité formation/production

Dans beaucoup de formations, le sens critique laisse la totalité de la place à une formation aux outils. Le mot formation serait, ici, à entendre comme une normalisation, un moulage, qui évacuerait les prises de décisions pour se concentrer sur la capacité à produire. Cette “formation” et à mettre en regard de décisions qui sont souvent, dans le business, effectuées aux niveaux stratégiques et “serviciels”, comme l’on dit souvent. Ces prises de décisions se font au détriment des designers qui sont dépossédés petit à petit de leur parole. La recrudescence des écoles où la formation aux logiciels est mise en avant — par rapport aux cours théorique, d’histoire de l’art, d’esthétique, etc. — fait clairement pencher un peu plus la balance du pouvoir en faveur du haut de la chaine. Et lorsque l’on voit se déverser année après année ces tombereaux de designers mal formés (ou bien “formés”, c’est selon), on est frappés par ce déséquilibre entre l’offre et la demande qui plonge tout le métier dans cette forme de précarité intellectuelle.

En regard de cette formation du designer, il me semble intéressant de lire ce que pouvait écrire Ivan Illich à propos de l’éducation, et de son rapport au méga-outillage dont il parle parfois, sorte d’hydre qui symboliserait le manque de convivialité des outils complexes (entendre par convivialité l’annulation du retournement qui asservit l’homme à l’outil). Pour lui, l’école ne fait que préparer les enfants à ce statut de producteur. Pour Illich, le processus d’education n’est ni plus ni moins qu’une normalisation progressive de l’individu qui “[s’il accepte] de se laisser définir d’après son degré de savoir par une administration, (…) accepte sans broncher par la suite que des bureaucrates déterminent son besoin de santé, que des technocrates définissent son manque de mobilité2. Pour continuer dans cette perspective qu’Illich nous offre sur l’éducation, on peut proposer qu’un designer, à partir du moment où il s’est laissé définir par son bagage de savoir informatique, normalisé par le triple jeu des agences, des éditeurs et des écoles, se laissera dicter sa pratique, qui finira par ne faire de lui qu’un rouage interchangeable.

1 …ce qui me fait penser à ce bouquin de Stiegler sur le sujet : Dans la disruption, comment ne pas devenir fou ?, Bernard Stiegler, Les Liens qui Libèrent, 2016
2 La convivialité, Ivan Illich, 1973, p.41